Lara Sebdon

L’histoire de l’art n’a eu cesse de souligner l’importance capitale de la représentation de l’espace dans l’œuvre. De la peinture de paysage au XIXe siècle avec Constable, Courbet, Seurat, Turner ou Van Gogh, à l’impressionnisme (Cézanne et sa Montagne Sainte-Victoire), jusqu’au cubisme et son espace diffracté aboutissant enfin à l’abstraction qui ouvre la toile à l’infini de la vision ; l’espace demeure, à travers les siècles, un objet de recherche majeur dans la représentation picturale. Au milieu du XXe siècle, cette même notion d’espace passe du statut d’objet de représentation à celui de sujet de présentation. En effet, une nouvelle forme d’art apparaît avec la pratique des installations par des artistes comme Jean Dubuffet, Louise Bourgeois ou Bruce Nauman. Il s’agit alors, pour l’artiste, d’investir directement un lieu dans lequel l’observateur est invité à évoluer et qu’il expérimente en faisant appel à tous ses sens et non plus seulement la vue. La critique d’art Catherine Millet souligne ainsi : « On ne pénètre plus le paysage, c’est lui qui investit notre espace vital » (Art press, n°45). L’espace fait œuvre : il s’y confond. L’art et l’espace entretiennent, par conséquent, une relation intrinsèquement vitale, l’un étant la condition de possibilité de l’autre.

Avide d’espace, l’art investit donc progressivement différents lieux publics, prenant place, par exemple, dans la ville. Ainsi, en 1986, l’artiste contemporain Daniel Buren conçoit LES DEUX PLATEAUX, plus communément intitulés « les Colonnes de Buren » dans la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris, aux abords du ministère de la Culture et de la Comédie-Française. L’œuvre, constituée de 260 colonnes tronquées en marbre blanc et rythmées de rayures blanches et noires (d’une largeur unique de 8,7 cm), occupe un espace de 3000 m².
Cette relation qui s’établit progressivement s’affirme dans une réciprocité vertueuse et dans un dialogue permanent entre les deux termes de l’équation. En effet, si l’art investit l’espace, ce dernier en ressort sublimé, rehaussé, décuplé. L’expérience visuelle de l’espace modifié, agrémenté de l’intégration active de l’observateur dans le processus de lecture ou d’interprétation de l’œuvre, pare le lieu concerné d’une dimension nouvelle, à la fois esthétique et signifiante. Ainsi, à la vue des Colonnes de Buren, l’écrivain Roger Peyrefitte déclare :
« Arrivé au Palais-Royal, j’éprouvais tout de suite une sorte d’émotion en apercevant cet essai de « ruines antiques » qui réchauffaient un froid décor et remplaçaient avantageusement les voitures des conseillers d’État.

Ces colonnes, ou tronçons de colonnes m’évoquaient les restes du portique, sur l’acropole de Pergame. »
L’art augmente l’espace en remuant l’inconscient collectif et en faisant chanter une idée de la beauté à chaque interstice.
L’immobilier, étymologiquement, « un bien ou objet qui ne peut être déplacé » – la racine latine « im-mobilis » est la négation de l’adjectif latin « mobilis » signifiant
« qui peut être mu ou remué » – s’inscrit très logiquement dans la continuité de ce raisonnement. En effet, le bien ne pouvant être déplacé se confond donc, par définition, avec l’espace qu’il occupe de manière permanente. Les constructions immobilières, qu’elles soient de logement, de bureau ou à destination commerciale, invitent l’art, à une échelle différente, mais au même titre que la ville ou le lieu public ; et les mêmes effets favorables sont amenés à être observés dans l’appréhension du lieu.

Aujourd’hui, ce constat qui vise à démontrer le « plus » qu’apporterait l’art dans la conception d’un espace ne se conjugue plus au conditionnel. En effet, plusieurs phénomènes sociétaux font évoluer la présence de l’art vers une nécessité impérative. Tout d’abord, l’individu, habitué et nourri de l’implication de plus en plus visible de l’art dans l’espace, est beaucoup plus exigeant. Un espace dénué d’art peut lui apparaître comme inachevé : l’œil va chercher, presque malgré lui, une empreinte artistique. Comme l’exprime l’artiste Robert Filliou « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
Par ailleurs, notre société contemporaine déplace le domaine de l’intime et de la sphère privée, qui débordent sur le quotidien. L’art agit alors comme un élément liant un moment anodin de la journée à un vécu personnel particulier. D’où l’intérêt croissant pour l’art de la part d’entreprises de divers secteurs comme l’assurance, la banque ou la promotion immobilière, qui propose parfois de véritables parcours artistiques au sein de leurs programmes, impliquant ainsi leurs clients dans une approche plus personnalisée.
Enfin, soumis à de nombreux stimuli au quotidien, l’individu ne se contente plus de passer dans des espaces, mais est à la recherche d’une expérience. Pour être satisfait, l’individu doit être sollicité : c’est précisément ce qu’une œuvre d’art s’engage à actionner dans la mesure où elle n’est terminée qu’au contact de son public qui l’achève en la contemplant activement. Comme l’explique l’historienne de l’art Liliane Brion-Guerry : « L’œuvre moderne met ainsi en place une première forme de participation systématique, l’observateur est « appelé en quelque sorte à collaborer à l’œuvre du créateur », il en devient le « co-créateur » ».

L’art et l’immobilier sont donc de plus en plus amenés à se côtoyer. L’importance du transversal aujourd’hui conduit promoteurs, agents d’artistes, architectes, décorateurs d’intérieur, paysagistes à travailler de concert pour créer un espace d’exception répondant aux évolutions sociales et aux exigences individuelles. Le XXIe siècle est peut-être le moment où l’art atteint enfin son acception maximale et l’immobilier, qui touche le plus grand nombre, constitue une de ses principales plateformes d’expression.

Lara Sedbon